Chroniques

par bertrand bolognesi

The Rape of Lucretia | Le viol de Lucrèce
opéra de Benjamin Britten

Athénée Théâtre Louis Jouvet, Paris
- 27 juin 2007
l’Atelier Lyrique de l’Opéra National de Paris joue Le viol de Lucrèce (Britten)
© cosimo mirco | opéra national de paris

Après quelques romans, André Obey se consacre au théâtre (sa collaboration aux projets de Copeau le mènera d’ailleurs à diriger le Français à la Libération) auquel il livrera plusieurs pièces et quelques traductions efficaces. Inspirée d’un grand poème de Shakespeare, The Rape of Lucretia, qui, au milieu du XVIe siècle déjà, avait fécondé l’imagination de Nicolas Filleul de La Chesnaye – Lucrèce, en cinq actes (in Les Théâtres de Gaillon, Droz, 1971) – sa tragédie Le viol de Lucrèce sera représentée au début des années trente. Une bonne douzaine d’années plus tard, à son ami Benjamin Britten le poète américain Robert Duncan en présente une adaptation de sa main, soit un livret en deux actes qui traversent comme l’éclair le destin de la belle et chaste romaine que Tite-Live et Ovide transmirent aux Modernes. Le 12 juillet 1946, The Rape of Lucretia, opéra de chambre de Britten, est créé au festival de Glyndebourne.

Après – entre autres – Les aveugles de Xavier Dayer [lire notre chronique du 20 juin 2006], l’Atelier Lyrique de l’Opéra national de Paris s’attèle aujourd’hui à ce troublant opus – avec quel succès ! On remarquera ici le soin apporté aux choix de distribution, propres à révéler chacun des jeunes artistes réunis. Outre des ensembles particulièrement réussis – splendide quatuor du Centaure, a cappella, joliment équilibré –, les voix, considérées individuellement, ne pâlissent pas. Le soprano agile, quoique parfois hésitant, d’Elena Tsallagova sert gracieusement Lucia, tandis que la pâte avantageusement égale de Cornelia Oncioiu (contralto) compose une Bianca douce et rassurante. Après des premiers pas assez confidentiels, voire timides, la Lucretia de Letitia Singleton (mezzo-soprano) libérera un haut-médium et un aigu généreux, après l’infâme réveil du second acte ; cependant, un registre bas relativement dur et presque chétif nous interroge sur l’à-propos de cette incarnation. Avec un impact vocal qui va s’épanouissant, un aigu large, un phrasé souple toujours intelligemment conduit, Yun Jung Choi donne un Chœur féminin tout simplement remarquable.

Côté messieurs, malgré une présence encore un peu fraîche, Johannes Weiss présente un Chœur masculin tout à fait honorable, dont le timbre clair sert une diction évidente (pourtant inefficace lorsque la partition recourt à la voix parlée, curieusement) ; osant des attaques en voix mixte suavement menées et réalisant une vocalise élégante, le ténor se bonifie au fil de la représentation. Si s’impose la santé de la voix d’Ugo Rabec (basse), une approche toute en force du rôle de Collatinus ne satisfait pas. À l’inverse, le Junius de Vladimir Kapshuk ne jouit vraisemblablement pas de moyens comparables, mais l’Ukrainien parvient à construire plus finement son personnage ; précisons néanmoins que ce baryton n’est pas sans contradiction : le grave paraît voilé (peut-être engorgé ?), tandis que l’aigu s’avère brillant, dans une couleur générale ronde et chaude. Enfin, le timbre de Bartłomiej Misiuda est persifleur à souhait pour un Tarquin qu’on disait précisément Superbe, à l’impact idéalement intrusif ; dans l’avenir, une exploration plus attentive de la présence scénique et du jeu en général pourrait être bien venue.

Avec la complicité de Nathalie Prats pour les costumes, dans le décor de Laurent Peduzzi éclairé par Christian Pinaud, Stephen Taylor signe une mise en scène sensible et sobre qui concentre l’œil et l’écoute sur l’essentiel, si bien que l’émotion grandit peu à peu, jusqu’à l’issue fatale. Un voile brutalement lâché des cintres masquera le viol, insoutenable comme le gel stoïque qui suivra le bref suicide – « It is all ». L’action est transposée dans les années de guerre, celles précisément qui précédèrent l’écriture de la partition, ce qui n’apparaît en rien déplacé. Le recours à deux murs rougis a fresca sur un socle tournant teinte discrètement d’antiquité cet univers, de sorte que l’omniprésente évocation d’un choc de civilisations – où les Etrusques aristocrates apparaissent comme dépravés et libertins à la superstitieuse pudibonderie de Romains d’extraction paysanne – n’y semble pas anachronique.

À la tête des musiciens de l’Ensemble de Basse-Normandie, Neil Beardmore livre un Britten tranchant à souhait, soignant ici la tendresse d’un mélisme des cordes, ailleurs la crispation d’un motif de harpe, tout en profitant du lyrisme particulier que le compositeur a réservé à l’apparition de la villa où vivent les femmes. On saluera Fabrice Pierre qui, en donnant à sa harpe une coloration inventive, soutient sensiblement la dramaturgie.

BB